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La Loi sur les normes du travail Chapitre IV - Les normes du travail (Art. 39.1 à 97)

Chapitre IV - Les normes du travail (Art. 39.1 à 97)

Section IX - L'effet des normes du travail (Art. 93 à 97)

Article 96

Aliénation d'entreprise

L’aliénation ou la concession totale ou partielle d’une entreprise n’invalide aucune réclamation civile qui découle de l’application de la présente loi ou d’un règlement et qui n’est pas payée au moment de cette aliénation ou concession. L’ancien employeur et le nouveau sont liés solidairement à l’égard d’une telle réclamation.

1979, c. 45, a. 96; 2002, c. 80, a. 59.

Interprétation

Cet article protège la réclamation civile d’un salarié des changements subis par une entreprise à la suite d’une aliénation ou d’une concession totale ou partielle. L’article 96 LNT n’accorde pas un droit, mais bien une manière d’appliquer le droit de présenter une réclamation civile.

Le législateur n’a pas défini le terme « entreprise ». Il ressort de la jurisprudence que l’entreprise représente la coordination structurée d’un ensemble d’éléments matériels et humains établi en vue de la réalisation d’un projet ayant une fin économique ou productive. La jurisprudence fait régulièrement référence à cette notion d’entreprise dans le sens du droit du travail, par exemple dans le cas de l’article 45 du Code du travail.

Pour l’application de l’article 96 LNT, il faut démontrer la continuité de l’exploitation de l’entreprise originale par le nouvel employeur. La Cour suprême note que l’entreprise doit se retrouver substantiellement la même chez le nouvel employeur. La permanence de l’entreprise, malgré le changement d’employeur, reposera sur la preuve de l’identification suffisante des éléments constitutifs de sa réalité « organique ». Selon la Cour suprême, il y a donc nécessité de constater le transfert d’un droit d’exploitation, jumelé à la similitude de fonctions faisant partie des activités habituelles de l’entreprise.

Le tribunal analysera, notamment, l’ampleur du transfert des activités autrefois exercées par l’ancien employeur, l’ensemble de l’équipement commercial, des biens en inventaire, des services offerts, du nom du commerce, la clientèle commune servie, les buts poursuivis par les corporations, les employés engagés par la nouvelle société, les fournisseurs initiaux de l’entreprise et ceux toujours présents auprès du nouvel acquéreur, les employés toujours en place ainsi que les principaux représentants et dirigeants d’entreprise, etc.

Les termes « aliénation » et « concession totale ou partielle » d’une entreprise ne sont pas définis dans la loi. Compte tenu de l’objectif du législateur de protéger le salarié, ces deux termes doivent recevoir une interprétation large.

L’aliénation comporte nécessairement un transfert de propriété d’une chose ou d’un droit. Il s’agit, habituellement, d’une vente. La Cour suprême conclut à la nécessité d’un lien de droit entre l’ancien employeur et le nouveau, qu’il soit direct ou indirect. Par exemple, cette définition n’écarte pas la possibilité qu’un intermédiaire intervienne dans la relation juridique, mais elle confirme que la décision d’aliéner ne relève pas que de la personne titulaire du droit de propriété, en l’occurrence le propriétaire de l’entreprise, tel qu’un séquestre ou un syndic.

La concession (totale ou partielle) implique la gestion d’un tiers dans l’administration ou l’exécution des opérations de l’entreprise sans égard à la propriété « légale » de cette entreprise. Le terme « concession » doit être interprété largement de manière à inclure toute forme de sous-traitance : un acte juridique par lequel une personne, le concédant, accorde à une autre, le concessionnaire, la jouissance d’un droit ou d’un avantage particulier. Les cas suivants ont été assimilés à des concessions d’entreprise : des situations de sous-traitance où le concessionnaire, en plus d’exécuter des fonctions similaires à celles qu’effectuait le concédant, reçoit un droit d’exploitation portant sur une partie de l’entreprise de ce dernier ; des cas d’exploitation de franchise ou de rétrocession d’une concession temporaire.

En cas de concession partielle, un certain degré d’intégration est maintenu entre l’entreprise principale et la partie d’entreprise concédée. Il arrive alors que le concédant puisse imposer au nouvel employeur des contraintes dans l’exécution de son travail, puisqu’il conserve le contrôle du fonctionnement de l’entreprise principale dont la concession découle. Un contrôle serré par le concédant et la très faible autonomie de fonctionnement du concessionnaire ne constituent pas des obstacles à la transmission d’entreprise.

Réclamation civile signifie toute créance civile, faite ou à faire, relative au paiement d’une somme due par l’ancien employeur en application de la Loi sur les normes du travail. L’article 96 LNT vise les réclamations civiles nées avant l’aliénation de l’entreprise, mais qui ne sont pas encore payées au moment de l’aliénation ou de la concession de l’entreprise. Par conséquent, le premier employeur n’est pas responsable des créances civiles découlant de faits postérieurs au changement d’employeur.

Par l’utilisation des termes « L’ancien employeur et le nouveau » à l’article 96 LNT, il faut comprendre que la créance se rattache à l’entreprise. Or, l’entreprise n’acquiert pas le statut de personnalité juridique. C’est pourquoi il revient plutôt à l’employeur qui possède celle-ci d’assumer les obligations qui naissent de l’article 96 LNT.

Le salarié a donc un recours contre l’ancien et le nouvel employeur. L’acquéreur ou le concessionnaire d’une entreprise devient solidairement responsable avec le vendeur ou le concédant d’une réclamation non payée. Ce principe de solidarité est d’ailleurs également reconnu à l’article 1525 du Code civil du Québec par le biais d’une présomption dans le cadre de l’exploitation d’une entreprise. La Commission pourra, au nom du salarié, poursuivre l’un ou l’autre des deux employeurs, ou les deux à la fois, pour le montant total de la dette.

La signification d’une action contre un employeur solidaire interrompt la prescription du recours à l’égard de l’autre employeur, si le jugement conclut à la responsabilité de chacun et à la solidarité (voir l’article 2900 du Code civil du Québec).

Le 1er mai 2003, la référence à la vente en justice a été supprimée. La vente en justice, et toute vente assimilée à celle-ci, n’est plus une exception à l’article 96 LNT. Il s’agit d’une modification de concordance avec l’article 45 du Code du travail.

Jurisprudence

U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048
Bergeron c. Métallurgie Frontenac ltée, [1992] R.J.Q. 2656 (C.A.)

Pour qu’il y ait aliénation ou concession d’entreprise, il est nécessaire qu’il existe un lien de droit entre la personne bénéficiant du droit de propriété et l’acquéreur intermédiaire.

De plus, il faut retrouver « les assises de cette même entreprise, en tout ou en partie, auprès du nouvel employeur ». À cette fin, certains critères ont été élaborés. On peut tenir compte, notamment, « du lieu de l’établissement, des moyens d’action, de l’ensemble de l’équipement commercial, des biens en inventaires, des services offerts, des fournisseurs et de la clientèle, du nom du commerce et de la finalité de l’entreprise ».

Ivanhoe inc. c. TUAC, section locale 500, [2001] 2 R.C.S. 565

Le concept de continuité d’entreprise peut varier en fonction des circonstances particulières de chaque affaire.

« Le transfert d’un nombre limité d’éléments, comme les employés et leurs fonctions, peut s’avérer suffisant, selon une conception organique de l’entreprise, lorsque leur importance, par rapport aux autres éléments, est significative. »

Commission des normes du travail c. 3979229 Canada inc. (Wanda’s), [2008] R.J.D.T. 1058 (C.S.). Confirmé en appel par D.T.E. 2010T-536 (C.A.)

Le tribunal retient les principes énoncés par la Cour suprême dans U.E.S.c. Bibeault (Syndicat des employés de la Commission scolaire régionale de l’Outaouais (C.S.N.) c. Union des employés de service, local 298 (F.T.Q.)), [1988] 2 R.C.S. 1048, et confirme la nécessité d’un lien de droit entre le premier et le second employeur :

« [177] La nécessité d’élaborer un test qui prenne en considération l’entreprise dans son intégralité a été aussi reconnue dans l’analyse de l’art. 96 de la Loi sur les normes du travail, L.R.Q., chap. N-1.1 (ci-après désignée L.N.T.) : …

[178] La jurisprudence et la doctrine ont souligné à de nombreuses reprises la parenté de l’art. 45 du Code et de l’art. 96 de la L.N.T. (…) En raison de la nature personnelle du droit qu’il confère, l’art. 96 pose comme condition de base le transfert de salariés auprès du nouvel employeur. L’examen de la continuité de l’entreprise ne se limite pas pour autant à s’assurer de l’identité des fonctions de ces employés. Dans un document destiné à présenter son opinion sur la portée des dispositions de la L.N.T., la Commission des normes du travail propose un test qui va bien au-delà de la seule comparaison des fonctions des employés :

– Pour l’application de l’article 96, il faut donc démontrer la continuité de l’entreprise originale par le nouvel employeur. Pour ce faire, certains critères ont été élaborés. On peut tenir compte du lieu de l’établissement, des moyens d’action,de l’ensemble de l’équipement commercial, des biens en inventaire, des services offerts, des fournisseurs et de la clientèle, du nom de commerce, de la finalité de l’entreprise, etc. ... »

En l’instance, il existe une confusion d’activités des deux employeurs sur une période de quelques mois et, à la fin de cette période, 3979229 continuera l’entreprise du premier employeur. En l’espèce, l’existence d’un transfert volontaire des noms sous lesquels la compagnie faisait affaires est suffisante pour constituer le lien de droit entre les compagnies. La cour indique également que l’article 96 L.N.T s’applique à tous les salariés visés par la réclamation bien qu’une partie d’entre eux aient continué à travailler pour 3979229.

Commission des normes du travail c. Banque Nationale du Canada, D.T.E. 95T-343 (C.S.)

Il n’y a pas continuité d’entreprise si une institution financière prend possession des actifs d’une entreprise dans le seul but de protéger ses droits et intérêts en prévision d’une future liquidation.

Commission des normes du travail c. La Compagnie de gestion Thomcor limitée, D.T.E. 86T-265 (C.S.)

Une institution financière qui prend possession de l’ensemble des biens et actifs d’une entreprise en difficulté et qui exploite celle-ci devient un nouvel employeur au sens de l’article 96 LNT.

Par conséquent, en vertu de cette disposition, l’ancien et le nouvel employeur se trouvent conjointement et solidairement responsables des sommes réclamées par les employés.

Commission des normes du travail c. Les créations Jappy inc., C.P. Chicoutimi, n°165-02-000088-838, 12 décembre 1984, j. Fournier

La transaction effectuée entre les deux parties défenderesses démontre la continuité de l’entreprise originale : même équipement, même siège social, nom de commerce presque identique, mêmes services offerts, etc. Que l’employé en cause n’ait pas travaillé pour le nouveau propriétaire n’affecte en rien ce principe de continuité.